Flambeau 28 (2002)

 

Revue Annuelle de la Section Française

Université des Langues Etrangères, Tokyo (TUFS)

 

Comité de Rédaction

Yoichiro Tsuruga, Hisao Matsuura, Yuji Kawaguchi (dir.),

Shunsuke Nakata, Dai Yokoyama

 

Section de français, Université des Langues Etrangères, Tokyo

3-11-1 Asahi-cho Fuchu, Tokyo, 183-8534 Japon

Tel/Fax 042-330-5240

 


 

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Sommaire

Études linguistiques

 

 

Linéarité et variation: le cas du “n mouillé” en français

Joaquim Brandão de Carvalho,

Yuji Kawaguchi

1-20

À qui appartient le bateau Jean?

–Une réflexion sur la construction «nom + nom»

(texte en japonais)

Kazumi Nakao

21-38

Construction endocentrique et construction exocentrique

(texte en japonais)

Koichiro Kawashima

39-57

Corpus Planning of Quebec French

–A Study of Terminological Normalization-

(texte en japonais)

Norie Yazu

59-77

Maurice Gross et le lexique-grammaire (première partie)

(texte en japonais)

Takuya Nakamura

79-96

 

 

 

Études littéraires

 

 

Les fantasmes de la dérision

-La révolte chez Sartre et Flaubert-

(texte en japonais)

Masamichi Suzuki

97-111

Le sujet de l’expression proustienne

Miwa Yanagidani

113-136

 


 

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Linéarité et variation: le cas du “n mouillé” en français

 

Joaquim Brandão de Carvalho et Yuji Kawaguchi

 

 

Quelle est la représentation phonologique adéquate des faits de coarticulation? Soit, par exemple, une séquence [ñj] – réalisation possible du “n mouillé” français -, faut-il dire que /n/ se réalise [ñ] devant /j/ ou que /j/ se réalise [jj] au contact de /n/? Dans le premier cas, le phonème reste une unité linéaire, conformément aux postulats de la phonologie classique; dans le second cas, il n’y a plus de séquence /n+j/, à l’instar de ce que pose aujourd’hui la phonologie plurilinéaire, selon une tradition qui remonte à Baudouin de Courtenay.

Le but de cet article est de montrer que tant la diachronie en général que la synchronie dynamique du “n mouillé” français impliquent la seconde réponse à la question. Sur le plan diachronique, les faits de phonologisation de variantes ne s’expliquent que si l’on voir dans le phonème une unité non linéaire au sein de représentations plurilinéaires. Aussi faut-il, d’une part, distinguer entre le contenu segmental d’un phonème et la ou les positions auxquelles ce contenu est associé; d’autre part, poser que le nombre de phonèmes est encodé par le nombre de positions. Pour reprendre l’exemple ci-dessus, il en résulte que : (a) le trait palatal est associé à deux positions dans [ñj]; (b) il subsiste s’il se désassocie de la seconde position, ce qui équivaut à la chute de [j]; (c) le phonème /ñ/ n’émerge pour autant que lorsque cette seconde position s’efface à son tour.

De même, sur le plan synchronique, une représentation plurilinéaire du “n mouillé” explique la variation de sa réalisation en français. Cette variation traduit la latitude donnée aux locuteurs pour la linéarisation d’un certain contenu segmental. Confrtonté à /n/ (= trait nasal) et à /j/ (= trait palatal), le francophone dispose de deux positions héritées du latin. C’est cette conscience chronématique qui lui permet de réaliser ce contenu segmental sous la forme [nj] ou [ñj], voire [ñ] ou [n]. Dans les quatre cas, il y a deux unités (i.e. deux traits); dans les quatre cas, il y a deux positions (i.e. deux phonèmes); dans les deux premiers cas seulement, le locuteur “profite” pleinement des positions disponibles, mais la conscience d’une seconde position, vide, dans [ñ] et [n] – et donc d’un trait palatal flottant – se manifeste par la variation de la réalisation du “n mouillé” au sein d’un même mot. Seule la perte de cette position permettrait de mettre un terme à la variation en stabilisant un phonème /ñ/ toujours inexistant en français.

 


 

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A qui appartient le bateau Jean?

- Une réflexion sur la construction « nom + nom» -

 

Kazumi Nakao

 

 

Le présent article est destiné à rendre compte d’une énigme concernant les noms composés (N1N2) en français contemporain ; pourquoi le bateau Jean  peut-il difficilement être celui qui appartient à Jean? Pour ce faire, nous analysons toutes les combinaisons susceptibles d’établir une relation possédé-possédeur entre N1 = tout nom, et N2 = nom animé humain. Cette enquête nous permet de constater le fait que la relation possédé-possédeur n’est que rarement établie entre N1 et N2, et que quand bien même c’est le cas, la relation entre N1 et N2 est complètement différente de celle existant entre un adjectif possessif et son déterminé. Car la construction N1N2 n’est qu’une dénomination. C’est une dénomination indiquant soit une sous-catégorie de N1, soit un N1 qualifié par un N2 adjectivé. La relation possédé-possédeur entre  N1 et N2 est acceptable autant que la construction N1N2 puisse référer à une entité qui construise une sous-catégorie de N1, et qu’elle soit acceptée comme dénomination, mais son acceptabilité dépend fortement de facteurs extra-linguistiques.

 


 

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Construction endocentrique et construction exocentrique

 

Koichiro Kawashima

 

 

Construction endocentrique et construction exocentrique sont des termes introduits par Bloomfield pour classer des syntagmes d’un point de vue distributionnel. Jusqu’à présent, cependant, ils n’ont pas rendu grand service dans une description réelle, sans doute parce que leur définition ne correspond pas suffisamment à la réalité linguistique. Nous proposons ici une nouvelle définition qui, croyons-nous, rend compte mieux des aspects syntaxiques. Nous parlerons de construction endocentrique lorsqu’un syntagme entier peut remplir une fonction syntaxique dans un énoncé en français, par exemple: “avec Paul”, “un beau garçon”, “Jules et Jim”. La construction exocentrique, quant à elle, est un type de syntagme qui ne possède pas de telles potentialités: “Paul chante”, “charmante, ta soirée” etc. Or, avoir une fonction syntaxique implique la dépendance par rapport au reste de l’énoncé. C’est donc aux dépens de la fonction qu’un syntagme tel que “Charmante, ta soirée!” peut constituer une phrase indépendante.

 


 

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Corpus Planning of Quebec French

-A Study of Terminological Normalization-

 

Norie Yazu

The Canadian government recognizes both English and French as the nation’s official languages, whereas the provincial government of Quebec, with the enactment of the renowned Charter of the French Language in 1977, has imposed primacy of French, the sole official language of the province, over other languages in all spheres of Quebec society. It must be noted, however, that well before this language status planning was implemented, Quebec had already been involved in the other function of language policy, namely, the corpus planning, of Quebec French. This was pivotal to the perfection of Quebec language policy as Quebec French required qualitative improvements in order to live up to its raised status.

 This paper attempts to examine how the “norm” of Quebec French has developed with the implementation of its corpus planning, which is mainly conducted at the terminological level by the Office de la langue française, a Quebec government agency in charge of language policy.

Two categories must be distinguished when examining terminological normalization of Quebec French. One is the normalization of specific technical terminology used in a wide range of economic activities including science and technology. Quebec’s effort in this field has resulted in a great number of terminological innovations, which, nowadays, have become a source of reference for many French-speaking countries.

The second category------the normalization of general terminology used in every walk of Quebec life------has aroused much debate concerning what should be the norm of Quebec French. It is described here how and why Quebec language planners, having originally opted for the French norm of France, have come to shift their policy toward seeking a distinct French norm of Quebec.

 


 

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Maurice Gross et le lexique-grammaire (première partie)

 

Takuya Nakamura

 

 

  Cet article constitue la première partie de notre rapport de synthèse sur l’histoire et l’état actuel du lexique-grammaire. Nous y abordons les méthodes de description linguistique, fondées par Maurice Gross (1934-2001) vers la fin des années 60, en retraçant les débuts de sa carrière académique. Nous soulignons notamment que les principes du lexique-grammaire sont nés de l’échec des projets de traduction automatique. Ces principes reposent sur une description, dans la langue, des structures syntaxiques (c’est-à-dire du nombre et de la nature des compléments obligatoires) d’un prédicat et de ses propriétés syntaxiques (les résultats des transformations). Par ailleurs, le lexique-grammaire a mis en évidence l’importance des expressions figées dans les phénomènes de langue.

 


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Les fantasmes de la dérision

- La révolte chez Sartre et Flaubert -

Masamichi Suzuki

Pourquoi Sartre a-t-il publié l’étude sur Flaubert, qu’il avait autrefois condamné comme  écrivain bourgeois non-engagé? C’était d’ailleurs précisément au moment où il avait accepté de diriger le journal maoïste. Le présent article a pour objectif de proposer une réponse, quelque modeste qu’elle soit, à cette question, en réfléchissant sur une affinité que nous constatons au niveau affectif entre les deux écrivains.

En effet, dans leurs œuvres romanesques, il y a des scènes dans lesquelles le héros ou l’héroïne sont tournés en dérision et exclus de la communauté : Djalioh, Marguerite, Charles Bovary ou Bouvard et Pécuchet chez Flaubert; les Loosdreck, l’Autodidacte (et Roquentin, son double) ou Paul Hilbert chez Sartre. En réaction,  ceux-ci ripostent par la dérision et refusent, quant à eux, de s’intégrer à la communauté.

Or qui sont ces persécuteurs, bien méprisables pour les persécutés? Dans les œuvres de maturité de Sartre ou de Flaubert, ils sont appelés «bourgeois». Dans leurs écrits de jeunesse, nous percevons à travers ces personnages cruels les figures paternelle ou maternelle. En fait, les victimes ne sont pas complètement exclues; elles sont marginalisées. Pour les auteurs, sortant l’un comme l’autre d’une famille bourgeoise quelque peu marginalisée et dans laquelle ils l’étaient eux-mêmes, la «bourgeoisie», qu’ils entendent au sens le plus large du mot, représente le milieu où leur moi se sent aliéné et cherche malgré lui l’intégration.

Il est ainsi possible de constater des dispositions affectives communes à ces deux écrivains, qui présentent pourtant, si l’on en croit l’un d’eux, des caractères si opposés. Sartre a été un révolutionnaire visant à l’abolition des classes. Flaubert, refusant la révolution prolétarienne, n’a été qu’un révolté. Mais l’écrivain du XXe siècle, dont l’acte aurait fini en geste, avait été avant sa conversion un révolté farouche. S’il arrive à éprouver de l’«empathie» pour son écrivain «antipathique», il n’y a pas lieu de s’en étonner.

 

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Le sujet de l’expression proustienne

Miwa Yanagidani

Le premier roman de Proust, Jean Santeuil, est écrit à la troisième personne. De fait, c’est à partir de la rédaction de la préface à La Bible d’Amiens de Ruskin qu’il découvre la possibilité de s’exprimer à la première personne. En effet, l’acte de traduire comporte en lui-même un sentiment de perte, d’oubli profond. Ecouter la voix du texte, chercher à comprendre, extraire l’essence de chaque mot, chaque phrase, transcrire: telle est la démarche de tout traducteur, qui s’accomplit par le moyen d’un recueillement total face au texte d’origine et qui aboutit à lui-même. Ainsi, le fait de récolter les pensées qui se détachent sans pouvoir s’inclure au texte qu’il traduit, puisqu’il y tient en quelque sorte le rôle de non-lieu, peut s’organiser autour d’un je. Ce je qu’il vide des influences extérieures pour récolter ce qui en découle devient donc l’axe central autour duquel s’organise le roman, le signe zéro de l’écriture proustienne d’où se détache un premier sujet: le narrateur.

Par ailleurs, La Recherche est non seulement un roman d’apprentissage mais aussi le roman d’une existence à la recherche de son essence. L’impression, qui constitue la source de l’expression, implique la présence d’un regard dans l’objet et son aspect obscur suppose que le sujet ne peut se trouver que dans le monde. Car ce n’est pas le monde qui recèle un mystère, mais le sujet. En aliénant sa volonté, le sujet se sent inclus dans la réalité qu’il perçoit, car la vision proustienne se laisse surprendre par la perception qu’elle a des choses avant de se projeter sur le monde. Dans un premier temps, le regard dissocie et décompose les éléments qui constituent le temps et l’espace. Dans un deuxième temps surgit du néant quelque chose qui n’est ni la sensation présente, ni le souvenir mais, de même que dans le rêve où le contenu manifeste et le contenu latent s’entremêlent, un souvenir actualisé et transformé qui fait flotter le sujet entre le présent et le passé dans une essence commune. Ainsi, le texte proustien voit en même temps advenir le passé et le regard qui le considère, pour ensuite le représenter grâce à une illusion optique au sein d’une métaphore.

Toute phrase proustienne serait donc le reflet d’une psychologie d’un moment donné, phrase qu’il remanie à chaque fois qu’il découvre en lui un nouveau moi qui adopte une appréciation différente de celle du moment où il a esquissé un passage. Il suffit que l’acte d’écrire soit pensé et accepté comme moyen et acheminement de la vérité pour que les éléments de transfert apparaissent clairement. Proust était d’autant plus averti que son œuvre, ayant le temps pour support, avait aussi le temps pour thème, domaine et champ d’investigation.